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Une rose et un champ de blé

C’était un vendredi d’automne ensoleillé. Les feuilles vertes boudaient, comme depuis quelques années, l’automne tardait à se montrer le bout du nez. Je flattais, pour une dernière fois, ma bedaine bien lisse et ronde. J’anticipais non seulement ton arrivée, mais aussi, ce premier regard sur ton visage qui, je savais, serait différent. Ce visage qui, tout comme moi, s’habillerait de traits particuliers, asymétriques, intrigants. Ce visage ayant pour diagnostic le syndrome de Treacher Collins.

Les échographies laissaient présager des malformations légères à modérées. À même ton petit nid aquatique, je t’imaginais déjà. Je visualisais ce petit travail de construction cellulaire. Allais-tu avoir des oreilles ? Des paupières ? Allais-tu entendre? Quelle serait l’étendue de ces défauts génétiques que je t’ai transmis en héritage? Neuf mois à t’imaginer sous toutes tes coutures. Trente-huit semaines à me convaincre que ces traits particuliers ne m’affecteraient pas. Qu’après tout, je portais ces mêmes particularités. Qui serais-je pour juger?

© Émie Roussel-Carbonneau

Puis, c’est par cette entaille au bas de mon ventre que tu es venue au monde. Je t’attendais dans le creux de mes bras, je m’impatientais face à ce petit cri qui ne venait pas. Le silence était froid, à couper au couteau. Le temps n’existait plus. J’étais non seulement aux antipodes de cet accouchement tant attendu, mais surtout de cette grande rencontre tant espérée.

C’est dans les bras d’Émilie, notre douce infirmière, que tu t’es réfugiée pour la première fois. Je ne le savais pas encore, mais, alors que je m’assoupissais sous l’effet de la sédation, un véritable travail s’orchestrait dans la pièce voisine pour te faire cadeau de ton premier souffle. 

Environ six heures se sont écoulées entre le moment de ta naissance et notre première rencontre. J’étais devenue maman, mais dans mon for intérieur, c’était une journée comme une autre. Pourtant, cette cicatrice rouge vif aux bas de mon ventre ne mentait pas. Je t’ai regardée, si petite, si fragile, dans ton petit berceau de verre. 

J’aurais voulu sentir ton odeur, te serrer contre moi, ressentir cette connexion unique qui lie une mère à son enfant, mais je ne pouvais pas. Le cordon ombilical qui nous liait était désormais remplacé par des fils, des tuyaux et des électrodes. Du haut de ton lit, une petite affiche « intubation critique ». 

Alors que je commençais à saisir l’ampleur de la situation, je sentais mon ventre se creuser de l’intérieur, tel un ancien refuge désuet. Je ne connaissais rien à la maternité, mais je savais que la mienne serait singulière, unique, oubliée des livres de grossesse et des cours de préparation à la naissance.
 
L’aventure était à peine commencée et, pourtant, une série de deuils pointaient en moi. Le deuil de tout ce que je ne connaissais pas, de tout ce qui ne viendrait pas. Le deuil d’un bébé comme les autres, bref, le deuil de cette maternité idéalisée. Après quoi, insidieusement, s’est immiscée la culpabilité. Cette amère sensation venant ternir ces premiers instants. 

Devant toi, je plaidais coupable de t’avoir transmis le pire de moi-même, ce gène défectueux, et ce, tout en connaissant les risques. Coupable, vis-à-vis mon mari, de lui infliger une petite fille à besoins complexes. Et surtout, coupable d’avoir été la première à analyser chaque détail de ton menu visage. J’avais tellement mal. Prise au dépourvu, je me suis mise à douter. 

Et si le désir d’être mère était en fait un geste purement égoïste? Aurais-je dû m’abstenir? Soudainement, je me suis surprise à tenir pour acquis l’instant présent pour me projeter loin devant. Beaucoup trop loin.

Le coeur serré, je me suis imaginée les sorties au parc, l’entrée à l’école, les premières fêtes d’amis, tes premiers amours. J’ai craint l’intimidation. Les regards sur toi. Sur nous. Pourrais-je seulement les supporter?

© Myriam Fimbry | ICI Radio-Canada Première

Aujourd’hui, je me sens mieux. Du haut de tes six mois, tu m’as déjà tant appris. Tes sourires ne mentent pas, tu es douée pour le bonheur. Tu es une petite guerrière qui, de victoire en victoire, ne cesse de m’épater. Je ne pourrais jamais assez remercier toutes ces personnes de coeur qui gravitent à même les corridors de  Sainte-Justine, lieu de refuge, où j’ai apprivoisé cette maternité latente, irrégulière, mais surtout incroyablement belle.

Au fil du temps, l’anxiété, l’anticipation et la culpabilité ont fait place à la joie de faire ta connaissance et de te voir grandir. Je suis aujourd’hui devenue maman, la tienne, celle qui est aussi un tout petit peu une infirmière, une ergothérapeute, une physiothérapeute et une nutritionniste. 

L’extraordinaire est devenu ordinaire. Certes, des inquiétudes demeurent face à l’avenir. Mais au bout du compte, n’est-ce pas là le lot de toutes les mères d’être tourmentées? Je suis optimiste, j’ai foi en toi et en ta génération, qui contrairement à la mienne, accueille la différence comme un atout.

Quant à cette crainte des regards, je me dis que tu es un peu comme cette rose fleurissante au beau milieu d’un champ de blé. On la remarque au premier coup d’œil, elle nous étonne, mais on ne peut s’empêcher de vouloir la cueillir et la contempler.

Je serai là pour te tenir la main, pour te serrer contre mon coeur lors des jours difficiles, mais aussi pour te donner ce petit rebond pour te permettre de continuer ton chemin.

Merci de faire de moi ta maman. Tu me combles de fierté.

*Les propos tenus dans cet article n’engagent que la personne signataire et ne doivent pas être considérés comme étant ceux de la Fondation CHU Sainte-Justine.

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